Décloisonner les savoirs, une priorité pour l’étude de la protection sociale

22 mars 2023

Discours d’inauguration de la Chaire universitaire Économie Sociale, Protection et Société de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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©Sylvain Larnicol

Bonjour à tous,

Rien n’est, sans nul doute, plus connu mais aussi plus mal connu que notre système de protection sociale. « Trésor national », « pilier central de la Nation », « joyau de notre patrimoine », peut-on régulièrement entendre de la bouche de nos responsables politiques de tout bord, notre protection sociale fait partie du quotidien et tous la connaissent. Les enfants naissent avec leur numéro de sécurité sociale, leur famille perçoit des prestations solvabilisant les dépenses liées à leur arrivée, à leur santé, à leur accueil dans une crèche ou tout autre mode de garde. Certains pourront, plus tard, être accompagnés par des services sociaux, d’autres soutenus dans leur formation et leur orientation professionnelle. S’ils connaissent des problèmes de santé, qui peuvent les éloigner plus ou moins durablement du marché du travail, s’ils se trouvent en période de chômage, s’ils font face à des revenus insuffisants, s’ils deviennent dépendants ou s’ils fondent une famille ou encore lorsqu’ils partiront à la retraite, ils auront droit à un accompagnement, une aide ou une prestation sociale. Notre système de protection sociale fait en quelque sorte partie de l’identité des français, comme en témoigne un récent sondage totalement non scientifique que j’ai pu réaliser la semaine dernière, au café du commerce : j’ai demandé aux personnes qui étaient là « si je vous dis protection sociale, vous me répondez quoi », largement en tête des réponses, j’ai entendu : « c’est la France ». Notre protection sociale fait tellement partie de notre identité qu’on finit par penser qu’elle est naturelle.

Tout le monde connaît donc la protection sociale, et par conséquent tout le monde a un avis dessus. Notre système social est régulièrement galvaudé et c’est là qu’on peut voir qu’en fait, il est assez mal connu. La plupart des gens confondent la Sécurité sociale et la protection sociale dont la Sécu n’est qu’un élément ; ils pensent qu’elle ne relève que de l’État, faisant fi des partenaires sociaux, des entreprises, et des organismes de l’économie sociale et solidaire au cœur du système. On entend parler uniformément d’aide sociale pour toutes les prestations qui relèvent de l’assistance ou de l’assurance sociale ou de charges sociales pour les cotisations sociales oubliant que ces dernières ouvrent des droits.

De telles confusions peuvent conduire à des idées partielles, et parfois partiales, sur la protection sociale. N’entend-t-on pas trop souvent dire que notre système serait trop cher, alors qu’il consiste pour une très large part en de la redistribution ? Une telle idée sape notablement la solidarité constitutive de notre protection sociale. Voilà une première raison de constituer une Chaire universitaire sur la protection sociale : lutter contre les idées reçues.

Mais ce n’est évidemment pas la seule et pas la plus importante. Comment expliquer la prégnance de ces inexactitudes et incompréhensions ? Selon nous, une part de la réponse réside dans le système lui-même. Fruit d’une longue histoire semée de compromis sociaux, indissociable de l’histoire du travail et de l’évolution économique, notre système de protection sociale présente aujourd’hui une structure institutionnelle extrêmement complexe. C’est probablement la rançon du haut niveau de couverture offert aujourd’hui en France. L’émergence de nouveaux besoins, la reconnaissance de nouveaux risques ont conduit à l’ajout progressif de nouveaux dispositifs, obtenus par constructions successives, souvent pensées indépendamment de la logique d’ensemble du système. Notre protection sociale est donc forte, elle couvre un vaste ensemble de prestations, mais, revers de la médaille, celui-ci peut s’avérer peu lisible pour l’assuré social. Certaines prestations sont prises en charge par une caisse de Sécurité sociale, d’autres par un régime complémentaire. Celui-ci peut être obligatoire ou facultatif selon les risques. Des prestations sont aussi fournies par les communes ou les départements, ou relèvent de l’action sanitaire et sociale des mutuelles et des associations ou encore de protection supplémentaire proposée par le secteur privé.

Cette fragmentation de la protection sociale entre de multiples acteurs, dont les compétences et les responsabilités s’enchevêtrent, rend difficile la compréhension du système. Ceci crée forcément des inégalités et du non-recours aux droits, dont on sait qu’il est élevé. Surtout, cette fragmentation empêche bien souvent d’avoir une vision globale de ses mécanismes et de son évolution d’ensemble. Et je ne parle pas ici uniquement du citoyen ou de l’assuré social, mais de tous ceux qui œuvrent à notre système.

Les professionnels et opérationnels du monde social sont fatalement enfermés dans les spécificités de leurs fonctions et de leurs mondes professionnels. Ils sont confrontés quotidiennement à des problèmes pointus, qui nécessitent une connaissance fine de leur domaine ou de leur territoire, mais qui leur fait perdre de vue les répercussions que peuvent avoir leur choix sur les domaines et les actions des autres. D’un autre côté, grâce à la recherche en médecine, en sciences humaines et en sciences sociales, nous disposons d’un vaste ensemble d’analyses pointues, mais encore trop classiquement cantonnées à un seul risque social voire à une unique relation de cause à effet. Ces expertises professionnelles comme universitaires sont indispensables et précieuses, mais l’image d’ensemble manque.

L’évolution de notre système de protection sociale est indissociable des transformations qui s’opèrent sur le marché du travail. C’est une évidence, et pourtant, spécialistes du marché du travail, spécialistes des systèmes de santé, des retraites, du chômage, ou des politiques familiales travaillent peu les uns avec les autres. Nombreux sont les spécialistes du marché du travail qui étudient la flexibilisation croissante du marché du travail et ses conséquences, l’uberisation de certains métiers aux statuts encore mal définis et peu protecteurs, l’évolution des modes de gestion de la main d’œuvre, la compression de l’évolution des salaires, le nombre croissant de travailleurs pauvres. Ces transformations du marché du travail ont des répercussions sur la santé au travail, sur la pauvreté, sur les retraites, mais aussi sur le financement de chacun des risques et donc la protection sociale. Dit autrement, la flexibilisation du marché du travail, l’organisation de l’offre de soins, le système de retraite et la lutte contre la pauvreté sont fortement liés. Pourtant, les réformes sont menées de manière séparée.

Les analyses du vieillissement démographique ont déjà permis d’avancer vers une pensée plus transversale de la protection sociale. On le sait, le vieillissement démographique soulève la question de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées. Il interroge aussi nos politiques de santé, notamment à travers l’organisation et le financement de notre système de soins qui doit se tourner vers les besoins de notre population vieillissante ou notre politique du handicap, afin de penser la perte d’autonomie dans sa globalité. Mais il touche aussi notre politique de logement pour le maintien à domicile des personnes âgées, et nos politiques familiales et d’emploi, à travers la question des aidants qui concerne principalement les femmes. Il semble donc indispensable d’articuler la prise en charge de la perte d’autonomie et les analyses des trajectoires sur le marché du travail, en particulier celles des femmes, et les mesures en faveur des familles et du logement.

La période de crise sanitaire interroge encore plus profondément la représentation de la cohésion sociale que porte notre système de protection sociale. Il suffit que chacun se demande comment nous aurions traversé la crise Covid sans protection sociale, et en particulier sans les associations présentes sur le terrain pour aider à la prise en charge des personnes. La crise Covid a rendu criante l’interdépendance entre nos risques sociaux et les différentes parties prenantes. Pour préserver notre système de santé, il a fallu fermer notre marché du travail ; pour protéger la vie de nos aînés, il a fallu déployer comme jamais notre système d’indemnisation du chômage. Et que serait devenu le secteur médico-social sans l’implication des acteurs de l’économie sociale et solidaire ? La crise sanitaire nous enseigne définitivement qu’il n’est plus possible de penser les risques sociaux et les différents acteurs indépendamment les uns des autres. Puisque tous sont liés, il est temps de repenser notre système de protection sociale de manière intégrative pour mieux l’adapter aux réalités de notre société.

C’est ce besoin de construire une vision d’ensemble de la protection de la population qui a motivé la constitution de la Chaire Economie Sociale, Protection et Société. Le programme scientifique de la Chaire ESoPS se veut avant tout fédérateur, issu de la nécessité de mutualiser nos recherches afin d’entreprendre des analyses transversales répondant aux enjeux actuels. Les attentes de la société – la demande sociale – sont en effet globales et les réponses se doivent d’être intégratives. C’est bien pourquoi ESoPS n’est pas uniquement projet de recherche, mais une Chaire universitaire qui allie ce projet de recherche à l’expertise et la formation.

Les expertises de tous les professionnels au sens large, les politiques, les experts, les responsables, les opérationnels de l’ensemble des champs de politiques publiques, sont en effet essentielles au programme d’ESoPS. Les problèmes auxquels sont confrontés ces professionnels alimentent les questions de recherche, et les réponses à ces questions nécessitent un dialogue permanent pour pouvoir être mises en œuvre et pour devenir opérationnelles. C’est dans cet esprit qu’ESoPS a commencé en 2019 en s’associant à l’IPP et au groupe Caisse des dépôts pour organiser le colloque international bi-annuel sur la Retraite et le vieillissement. La 3e édition aura lieu en octobre prochain. Ce colloque rassemble chercheurs, décideurs politiques, professionnels, des élus et associatifs afin d’alimenter les réflexions sur la protection sociale dans un contexte de vieillissement démographique. Nous savons gré à ces premiers partenaires de la confiance qu’ils nous ont toujours manifestée, en particulier la direction des politiques sociales du groupe Caisse des dépôts.

Ce pari d’allier recherche, expertise et formation autour de la protection sociale a été soutenu par l’université Paris 1. Nous remercions la Présidence de Paris 1 d’avoir cru en notre projet et de l’avoir épaulé, ainsi que le Rectorat de la Région académique d’Ile de France grâce auquel nous avons pu amorcer officiellement la Chaire. Celle-ci est hébergée à la Fondation Panthéon-Sorbonne, sans laquelle rien ne serait possible et associée à l’Institut d’Administration Économique et sociale de Paris 1, dont nous remercions les équipes pour leur soutien quotidien. Ce double ancrage de la Chaire découle de notre volonté de mener des recherches interdisciplinaires. L’interdisciplinarité, indispensable pour répondre aux enjeux sociaux et sociétaux, est au cœur de la politique scientifique de l’université et consubstantielle aux cursus de l’Institut d’Administration Économique et sociale. Au sein de cet Institut, nous y dirigeons des formations de masters qui s’adressent aux cadres et futurs cadres des organismes de protection sociale complémentaire, des organismes du secteur social ; nous formons aussi des chargés d’études en protection sociale et, en particulier, en santé, sur les retraites et en gestion de l’emploi.

La Chaire héberge déjà deux thèses de doctorat obtenues grâce à la DREES et France générosité que nous remercions vivement pour avoir rendu possibles ces premiers travaux. Elle héberge aussi un programme de formation en protection sociale élaboré à l’initiative de la Caisse d’allocations familiales de la Guyane, à destination des cadres de la Caf, de la Caisse Générale de Sécurité sociale et de l’Agence régionale de santé de la Guyane. Que tous ces contributeurs de la Chaire, qui adhèrent à son projet, soient sincèrement remerciés.

Nous avons l’immense plaisir d’accueillir Madame le Professeur Courtney Coile, qui a accepté notre proposition de présider le Conseil scientifique de la Chaire. Courtney Coile est Professeure d’Économie à Wellesley Collège, aux Etats-Unis. Au sein du prestigieux NBER (National Bureau of Economic Research), Courtney Coile co-dirige le centre de recherche sur les retraites et l’invalidité ainsi que le programme international de comparaison des systèmes de pensions. Dans ce cadre, elle coordonne le travail des chercheurs d’une douzaine de pays afin d’étudier les déterminants des fins de carrière et leurs liens avec les différents systèmes de pension. Ses travaux sur l’incidence des licenciements, des recessions et des fluctuations des marchés boursiers et immobiliers sur les décisions de cessation d’activité et le bien-être des retraités sont une référence pour de nombreux chercheurs. Courtney est aussi membre du Comité sur la population à l’Académie des sciences américaine. Son expérience internationale et sa vision très riche des systèmes de santé, des fins de carrières professionnelles et des retraites constituent sans nul doute un atout majeur pour les recherches menées par la Chaire. Nous la remercions très chaleureusement d’en être la Présidente du Conseil scientifique et, par avance, nous la remercions de la présentation qu’elle va nous proposer dans quelques instants.

Permettez-moi de terminer en précisant que si j’emploi le « nous » depuis le début de cette présentation, ce n’est pas un nous de majesté. Cette inauguration aujourd’hui concrétise le travail de toute l’équipe des membres fondateurs de la Chaire : Muriel Roger, Vice-Présidente, et les trois conseillers scientifiques Jacques Bouchoux (pour l’ESS), Jérôme Gautié (pour le travail et l’emploi) et Michaël Zemmour (pour le financement de la protection sociale). La Chaire accueille déjà à ce jour Aurélien Boyer, Lucy Pfliger et Thibaut Heyer, qui peuvent y mener leurs travaux.

Toute cette équipe partage la même ambition de décloisonner les savoirs et les expériences pour repenser les liens entre les risques sociaux. Nous faisons le pari qu’une telle approche permettra de redonner du sens à cet univers fragmenté, pour mieux défendre la solidarité. Comprendre, mettre au jour, faire prendre conscience de nos interdépendances, n’est-il pas, au final, le sens profond de la solidarité ?