Exonérations bas salaire : quels effets potentiels sur le salaire et l’emploi ?

Rapport de l’Ires des économistes Jérôme Gautié , conseiller scientifique de la Chaire ESoPS, et Frédéric Lerais publié le 22 janvier 2024.

@Sismeo

Instaurée par la loi quinquennale sur l’emploi adoptée à la fin de 1993, la politique d’exonération de cotisations sociales sur les bas salaires s’est fortement développée au cours des dix dernières années.

Si ses effets sur le volume de l’emploi ont fait l’objet de nombreux travaux d’évaluation, plus rares sont les études sur les autres effets potentiels. Un récent rapport pour la CFDT (Gautié et Lerais, 2024) s’efforce de mieux saisir les usages et les mécanismes à l’œuvre permettant d’éclairer les effets potentiels des exonérations sur les salaires, la formation, les qualifications et plus largement les modes de production. Reposant sur des entretiens avec des acteurs – principalement des responsables syndicaux – il se veut avant tout exploratoire.

L’effet négatif potentiel sur les salaires a suscité des débats dès l’instauration du dispositif il y a trente ans. Du fait du caractère dégressif des exonération, le danger est grand de voir émerger une « trappe à bas salaire », contribuant au phénomène de « smicardisation ». Cette « trappe » peut renvoyer à trois phénomènes, non exclusifs l’un de l’autre : le blocage des salaires pour les maintenir dans la zone donnant droit aux exonérations ; le fait que les salaires soumis aux exonérations progressent moins vite que s’ils ne l’étaient pas ; et enfin le fait que les niveaux de salaire peuvent être plus bas que sans l’exonération (notamment si on embauche à des salaires le plus proche possible du SMIC). Les études quantitatives existantes ne sont pas conclusives sur l’existence de tels phénomènes. En contraste, elle ne fait guère de doute pour les acteurs syndicalistes. Certains experts des comités d’entreprise parlent de même d’un « pilotage par les seuils ». Dans certains secteurs – comme l’agriculture où il existe un dispositif spécifique d’exonération – la modération de la politique salariale pour bénéficier de cette dernière est même explicitée. Mais s’il y a trappe, elle passe aussi (et peut-être surtout) par le niveau de la branche, les exonérations incitant à maintenir des salaires minima très bas (même inférieurs au minimum légal, le Smic) dans les grilles salariales fixées par les conventions collectives de branche. Les exonérations aussi renforcent aussi l’incitation à l’optimisation fiscale lors de la fixation de la composition du « package » de rémunération. Les représentants des travailleurs eux-mêmes tendent à internaliser de plus en plus l’optimisation fiscale dans leur stratégie de négociation – certains étant même invités par leur employeur à consulter le site de l’Urssaf avant de déterminer celle-ci. Un cas particulier d’optimisation consiste à payer une partie du salaire « sous la table », pour maintenir le salaire officiellement déclaré le plus bas possible et bénéficier au maximum de l’exonération. Les exonérations accroissent aussi l’écart de coût du travail entre les emplois à bas salaires du “marché interne” et ceux qui sont externalisés, et par là accroissent l’incitation à externaliser – en recourant à un prestataire, ou à du travail intérimaire. La différence de coût du travail est plus élevée que la différence de salaire brut dans le cas où l’exonération est « rétrocédée » par une baisse des prix – ce qui est souvent le cas du fait du rapport de force au bénéfice du client. Ceci peut jouer aussi dans le cas spécifique des administrations publiques, qui elles n’ont pas droit aux exonérations. Les exonérations augmentent l’écart entre les coûts du travail des emplois à bas salaires publics et privés, et peuvent jouer comme une incitation accrue à la passation de marchés publics, éventuellement « moins disants ».

La réalité et l’ampleur de ces différents mécanismes restent largement à documenter. Mais leur évocation amène à élargir le questionnement : qui bénéficie réellement de la « manne financière » des exonérations ? Au niveau des entreprises, ce ne sont pas nécessairement celles qui reçoivent la plus grande « manne» (parce qu’elles ont beaucoup de travailleurs à bas salaire) qui en profitent le plus. En effet, sur les marchés concurrentiels, elles sont contraintes de baisser leurs prix, au profit de leurs consommateurs ou de leurs clients situés plus haut dans la chaîne de valeur – qui eux en bénéficient par là indirectement par la baisse du coût de leurs intrants. Les travailleurs à hauts salaires peuvent en bénéficier, en particulier sous la forme d’une augmentation des salaires obtenue grâce à leur pouvoir de négociation au sein des entreprises, a fortiori dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, et même davantage que les travailleurs à bas salaires, si ces derniers sont victimes de la « trappe », et si les créations d’emploi sont faibles. Beaucoup d’études complémentaires sont encore nécessaires pour répondre à ces questions, qui renvoient à des enjeux économiques et sociaux importants.

Pour consulter le rapport complet :